Les frontières de l’islam politique. Modération : Stéphane Lacroix. Avec Thomas Pierret, Robin Beaumont, Khaled al-Hroub (propos traduits de l’arabe par Georges Daaboul)

L’objectif de cette table-ronde était de discuter des frontières de l’islam politique en confrontant trois approches des mouvements islamistes contemporains. On définira l’islamisme comme le champ militant contenant l’ensemble des acteurs politiques qui considèrent que l’islam contient un système d’organisation politique qui s’incarne dans l’État islamique et qui se caractérise par l’application de la charia.

Dans son introduction, Stéphane Lacroix rappelait l’importance de penser les rapports des mouvements islamistes avec les notions de territoires, d’État ou de nation. Dans ce rapport, il y a une ambigüité structurelle et structurante, dès la naissante de l’islamisme avec les Frères musulmans (FM). Les islamistes, en effet, se sont toujours positionnés vis-à-vis de l’umma, la communauté des croyants, un référent fantasmé, largement transnational, dépassant les frontières étatiques. Couplé avec la nostalgie de l’institution califale abolie par Atatürk en 1924, l’islamisme s’est développé sur cette quête d’une époque idéale dont il faudrait retrouver les fondements afin de redonner à l’islam sa grandeur. La première guerre mondiale et le découpage occidental des frontières accentue cette sensation d’artificialité des États moyen-orientaux que les militants islamistes conçoivent comme étrangers et instrumentalisés. Cette transnationalité imprègne très tôt les référents militants ; elle est notamment palpable dans les différentes branches des FM qui naissent et essaiment à travers la région.

Pourtant, les acteurs politiques de l’islamisme se sont aussi inscris très tôt dans le cadre politique des États dans lesquels ils évoluaient. Ḥassan al-Bannā était par exemple très égyptien. Plus récemment, lors de la guerre du Golfe, les FM koweïtiens d’un côté, et irakiens, égyptiens ou soudanais de l’autre se sont affrontés quant à la posture à adopter face à l’intervention américaine, les positions de chacun divergeant sensiblement.

Il semble donc que la posture transnationale est surtout un instrument discursif et les pratiques politiques quotidiennes de ces mouvements tendent plutôt à les inscrire dans les contextes locaux de chacun des États où ils évoluent. Stéphane Lacroix rappelle d’ailleurs que le concept même d’État islamique est porteur de cette ambigüité. Le terme arabe de dawla islāmīya est utilisé dans sa forme moderne, apparue à la fin des années 20, et est très lié à l’imaginaire de l’État-nation européen. Les FM ont graduellement substitué l’impératif de restitution du califat à celui de construction d’un État islamique, implicitement fondé sur une islamisation de la modernité. Cela leur a d’ailleurs été reproché par des mouvements comme le Ḥizb al-taḥrīr, créé en 1950 en Palestine.

Cette table-ronde vise donc à repenser cette tension élémentaire au sein des mouvements islamistes entre l’ancrage national et la vocation transnationale de l’islam politique. À travers l’intervention des trois chercheurs sur trois pays différents, nous allons voir comment les islamistes déclinent ce rapport à la modernité du fait politique.

Thomas Pierret, dans un premier temps, propose d’étudier le problème à travers la mobilisation islamiste et djihadiste en Syrie et le rapport de ces militants avec la ‘syrianité’. Le chercheur propose une approche qui prenne en compte les différentes sensibilités islamistes en Syrie.

Dans un premier temps, quand est-il des FM syriens ? Fondée en 1946, l’organisation embrasse rapidement la vision dominante dans le champ politique syrien de la manière dont on définit l’espace politique légitime. Prêtant peu d’intérêt à l’idéologie panislamiste et au califat, les FM syriens appréhendent la communauté politique à travers une vision que Thomas Pierret appelle « l’arabisme syro-centré ». On voit dès lors que la Syrie comme État-nation est perçue comme un espace politique de fait dans lequel le groupe s’inscrit pour militer. L’idée se répand, dans l’entre-deux-guerres, que les frontières de ces États factices doivent être abrogées au profit d’une unification des régions du monde arabe afin de créer un bloc de solidarité. Cette lecture des frontières est acceptée par les FM syriens et leur programme réactualisé en 2004 révèle une terminologie assez proche de celle du parti Ba‘aṯ. Les militants islamistes des FM semblent donc avoir adopté rapidement des codes d’expression politiques similaires à ceux employés par le parti au pouvoir dans le pays.

Comment expliquer cela ? Les FM, en plus d’embrasser un lexique similaire à celui du parti national, se définissent comme acteurs politiques intégrés au système électoral syrien – un engagement lors des élections qui d’ailleurs leur réussit plutôt bien. Ces militants deviennent ainsi partie prenante de l’establishment politique syrien et trouvent donc leur compte dans ces formes de militantisme. De plus, ce rapprochement avec les idées nationalistes est aidé par le regard que portent les FM sur ce nationalisme arabe. Aujourd’hui conçu comme une idéologie laïque, le nationalisme n’incarne pas, à cette période, le laïcisme actuel : aux origines du mouvement, on trouve des musulmans que Thomas Pierret qualifie de « proto-islamistes ».

Dans un second temps, Thomas Pierret se propose de revenir sur le positionnement de la mouvance djihadiste syrienne quant à ces problématiques.

Il rappelle d’abord que pour contrer les prétentions nationalistes des FM, la Syrie a vu se développer dans les années 50 le Ḥizb al-Taḥrīr évoqué plus haut qui refusait toute participation à la vie politique du pays. Ce positionnement facilite la projection dans une sorte d’utopie panislamiste et s’affirme comme une réaction évidente d’une partie du corps militant islamiste aux positions fréristes vis-à-vis du cadre étatique.

Pour ce qui est de la mouvance djihadiste, elle s’enracine en Syrie, dans ses formes militantes armées, à la fin des années 70 débouchant sur la crise de Hama en 1982. Le mouvement djihadiste rejette de manière beaucoup plus radicale le cadre national et le nationalisme arabe qui est désormais associé au laïcisme. Il se fonde sur une défiance vis-à-vis de la participation à la vie politique, conçue comme un piège tendu par les régimes autoritaires pour maitriser et contrôler les acteurs de la société civile.

Le cadre national est également délégitimé à l’issue de l’expérience transnationale de nombreux combattants arabes partis faire le djihad afghan dans les années 80. L’expérience est nouvelle : après avoir combattu les régimes autoritaires arabes en Syrie et en Égypte et après avoir été militairement vaincus, ces djihadistes vont former une communauté de combattants étrangers (majoritairement arabes) dans un pays musulman certes mais plus arabe. L’expérience se prolongera d’ailleurs avec la Bosnie et la Tchétchénie.

Pourtant, après 2011 et les révoltes arabes, on voit poindre un processus de relégitimation du cadre national de l’action politique au sein des mouvements djihadistes. En Syrie, cela se manifeste avec le mouvement Aḥrār al-šām (AS). Dès après la militarisation du conflit, on remarque que le mouvement a revisité sa théorie pour remettre au centre de ses préoccupations la Syrie et pour se positionner directement vis-à-vis de la révolte alors en cours. En cela, AS est dans une posture très différente de celle de l’État islamique (EI) et de nombre de groupes djihadistes. Des décennies de militantisme islamiste avaient en effet institué une méfiance entre les islamistes et le peuple, ce dernier étant considéré comme passif voire complice de collusion avec les régimes nationalistes laïcs. Pour les djihadistes des années 80/90, le changement ne pouvait venir que d’une avant-garde – celle des Arabes afghans en l’occurrence. En replaçant le peuple syrien comme acteur primordial du changement politique à venir, AS remettait en cause le paradigme dominant au sein de la mouvance islamiste de la fin du XXe siècle. L’EI est tout à fait représentative de cette défiance vis-à-vis du peuple. L’organisation d’Abū Bakr al-Baġdādī ne conçoit pas que le peuple puisse être un agent du changement politique. Plus encore, elle s’estime légitime selon sa rectitude idéologique. La souveraineté populaire est un concept qui n’a, pour ses militants, aucun sens.

L’intervention de Khaled al-Hroub vise à étudier le rapport du Hamas avec la question du territoire et de l’État palestinien. On remarque en effet qu’après une confrontation idéologique dominée par la conflictualité entre l’aspect religieux de la mobilisation et la question extranationale, les problématiques extranationales se sont atténuées, le mouvement entamant une refonte de son positionnement politique par rapport aux frontières nationales.

Progressivement, la question d’un combat extranational a disparu à mesure que les frontières nationales s’affirmaient. Toutefois, ces mutations et ce recentrage sur la composante nationale sont récents : on voit la différence réellement lorsque l’on observe les documents publiés par le mouvement en 1988 et que l’on compare avec les textes les plus récents. Le religieux ne disparait jamais, mais il est singulièrement mis de côté, il se substitue à un discours exaltant l’inscription du Hamas dans le cadre palestinien selon les frontières tracées. La géographie politique existante semble être admise aux dépends d’une référence à l’histoire qui permettrait au contraire de promouvoir un discours sur l’artificialité des frontières.

Cette position ambigüe du mouvement n’est toutefois pas récente. Dès sa naissance, le Hamas se lie aux FM. Et dès le départ, dans les deux mouvements, il existe une tension antagoniste sur le rapport à adopter vis-à-vis des frontières. Malgré une volonté d’inscrire leur combat dans une dimension universelle, les FM ont toujours été très liés aux débats politiques de leur État. Par exemple, dans le conflit qui met aux prises l’Algérie et le Maroc pour le contrôle du Sahara occidental, les FM algériens et marocains ont participé aux débats en faisant la promotion de la position politique de leur État. Cette tension antagoniste vis-à-vis de la frontière est plus générale encore que cela puisqu’on la retrouve dans à peu près tous les mouvements politiques du monde arabe, nationalistes, marxistes ou panislamistes. Trois choix se proposent aux leaders de ces mouvements : la promotion de l’umma, l’unité musulmane originelle qu’il s’agit de restaurer ; l’unité arabe au-delà des composantes ethniques et religieux, qui est l’idée phare des nationalistes et de certains marxistes ; la quête de l’État-nation sur le modèle occidental.

En Palestine, ces trois idéaux se sont parfois confrontés, couplés à un quatrième défi : le projet sioniste. Il est indéniable que cette dimension à part du conflit a été absolument déterminante pour le Hamas dans son rapport aux frontières. Le Hamas, comme d’autres mouvements islamistes, a été un temps mu par une idéologie transnationale utopique que les résultats sur le terrain, loin d’être concluants, ont largement remis en question. En outre, le mouvement s’est aussi rendu compte que la promotion d’un combat islamiste transnational faisait le jeu de la propagande sioniste selon laquelle les Arabes sont tous les mêmes. Cela a conduit le Hamas à engager un processus de ‘palestinisation’ de son rapport politique à son espace de militantisme. Ce faisant, le mouvement s’est aperçu du bond de popularité que cette inscription dans le cadre national lui permettait.

Dans le dernier document publié par le Hamas, le mouvement a engagé une dynamique de recentrage net sur le cadre politique palestinien. Le vocabulaire employé et les définitions de la frontière ont évolué, tendant vers un lexique plus juridique par rapport aux documents des années 90, où le Hamas faisait usage d’un vocabulaire proprement musulman.

Dans son intervention, Robin Beaumont cherche, quant à lui, à voir comment réagissent les mouvements islamistes chiites irakiens vis-à-vis de cette question de l’État-nation et des frontières à partir de 2003.

Il convient de rappeler, comme arrière-fond historique, que ces acteurs politiques chiites irakiens sont les héritiers de processus intellectuels, idéologiques et socio-politiques qui se cristallisent, à la fin des années 50, en particulier dans la ville de Najaf. Des groupes chiites d’oulémas commencent à s’organiser politiquement pour contrer ce qu’ils perçoivent comme l’influence grandissante et dangereuse des idéologies de gauche, notamment le parti communiste irakien. Les oulémas considèrent alors que ces idéologies sont en train de siphonner la base traditionnelle du champ clérical chiite irakien, c’est-à-dire les masses paupérisées des grandes villes. La réaction ne tarde pas et se traduit par la création du parti Al-da‘wa (AD), qui existe encore aujourd’hui. À l’origine, ce parti ne se caractérise pas par son exclusivisme mais plutôt par l’éclectisme de ses références idéologiques : ses membres sont des lecteurs assidus de Ḥassan al-Bannā et de Saïd Qutb. Rapidement, AD suscite l’opposition des pouvoirs en place et ses membres sont marginalisés, voire persécutés, surtout après 1979 et l’arrivée au pouvoir de Saddam Hussein. La majorité des militants partent en exil en Iran ou entrent dans la clandestinité. Après la réussite de la révolution islamique d’Iran, les membres du parti exilés dans le pays se positionnent vis-à-vis du modèle politique khomeyniste. Les divergences d’opinion sont notoires entre les militants irakiens et conduisent, dans les années 80, à toutes sortes de scission à l’intérieur des groupes en exil.

En 2003, lorsque tombe le régime de Saddam Hussein, ce sont ces groupes qui réinvestissent le champ politique irakien, sur lequel ils imposent un oligopole partisan en s’associant à des groupes armés.

La question est donc de savoir comment ses groupes revenus d’exil et désormais en position de force, passé 2003, se positionnent vis-à-vis de la nation irakienne.

On l’a vu, dans le sunnisme, ce rapport à la nation est souvent pensé dans les termes d’une tension fondamentale entre un projet politique, le califat, qui s’appuierait sur une communauté rêvée transnationale, et la nécessité de s’adapter à des réalités nationales. Cette ligne de fracture paraît s’être rapidement résorbée puisqu’actuellement la pratique politique nécessite que l’on s’inscrive dans un cadre national. Dans le chiisme politique, on retrouve une tension analogue. Il y a ce soupçon vis-à-vis du cadre politique national et de l’irakité. Mais il s’exprime de manière différente : l’élément générateur de ce soupçon n’est pas un niveau transnational idéel – le califat dans le sunnisme – mais un État réel, l’Iran. Les sunnites ont régulièrement accusé les acteurs politiques chiites irakiens de non-arabité et de ‘safavisme’ – en référence à la dynastie perse safavide qui instaure le chiisme comme religion d’État en 1501.

Le rapport des groupes militants islamistes chiites irakiens à la nation est donc compliqué par la présence voisine de l’Iran. Les liens entre les deux pays sont de plusieurs ordres : il existe, historiquement, des relations linguistiques, commerciales et des flux de population, notamment en rapport avec les circuits de pèlerinages chiites. En outre, on l’a évoqué ci-dessus, de nombreux acteurs du champ politique chiite irakien actuel sont passés par l’Iran. Les liens sont également de nature idéologique : l’imposition du modèle politique khomeyniste de la wilāyat al-faqīh (la guidance du théologien-juriste) et sa réussite à l’issu de la révolution de 1979 ont consacré l’institutionnalisation de la remise de l’autorité suprême politique et religieuse à un clerc. Ce modèle, souvent considéré comme le seul à même de promouvoir le chiisme, devenu hégémonique du fait de sa réussite, a imposé à la classe politico-religieuse irakienne de se positionner vis-à-vis de l’Iran. Aujourd’hui, ce système politique iranien, s’il est fameux, n’est pas majoritairement adopté par la classe politique chiite irakienne, preuve s’il en faut de la complexité de ces relations des Irakiens vis-à-vis du voisin persan.

Le deuxième point important lorsqu’on parle du rapport des islamistes chiites irakiens à la frontière a trait à la question du confessionnalisme. On a souvent soupçonné les acteurs politiques chiites de jouer le jeu de leur communauté et non de promouvoir la nation.

Ce doute s’explique aussi par la conjoncture post-2003 : en 2004, le roi ‘Abdallah de Jordanie emploie pour la première le terme d’arc chiite, consacrant l’idée d’un croissant chiite allant du Liban à l’Iran et qui voudrait à terme imposer le modèle iranien khomeyniste dans la région.

Dans le champ politique irakien, on distingue trois types d’acteurs de types islamistes chiites. Les acteurs politiques partisans, les acteurs du champ religieux, notamment les clercs qui interviennent dans le champ politique, et enfin les groupes armés, c’est-à-dire les milices. Il ne faut pas oublier toutefois que ces délimitations sont idéal-typiques et que les frontières entre chacun de ces groupes sont poreuses, la plupart du temps. À partir de 2005, la question du lien à l’Iran et notamment au modèle de la wilayāt al-faqīh polarise le champ politique irakien donnant lieu à la constitution de trois pôles. Le premier pôle est de nature islamiste, il est sans structure idéologique et a abandonné la référence au modèle khomeyniste. C’est dans cette catégorie que l’on pourrait ranger le parti AD. Un deuxième pôle se distingue par ses liens avec l’Iran : il est composé de militants revenus d’exil dans le pays perse et conserve des liens très forts avec le modèle politique iranien, notamment vis le Conseil suprême (majlis al-a‘lā) et sa branche armée, la brigade Badr. Le troisième pôle est groupé autour de personnalités qui sont souvent restées en Irak, à l’image de Moqtada Sadr, fils d’un grand clerc mais lui-même clerc de seconde zone. Cette figure majeure du chiisme iranien va fonder l’intégralité de sa légitimité sur le nationalisme et sur sa fidélité à l’Irak. En cela, il s’oppose au modèle iranien.

À partir de 2014, la guerre en Syrie prend un rôle matriciel dans la reconfiguration des islamismes chiites irakiens. Elle réactive effectivement une crispation des identités et entame un processus de reconfessionnalisation en créant l’espace d’un djihad chiite transnational et en contribuant au renforcement des groupes armés. Les milices se recomposent et partent en Syrie. Ces groupes déploient alors un discours de justification saturé de référents chiites très vifs et mobilisateurs – notamment la défense des mausolées chiites de Syrie, Sayeda Zeynab dans la banlieue sud de Damas par exemple – couplé à une promotion des visions eschatologiques du combat sur le sol syrien.

Le conflit contribue à intensifier la polarisation politique des groupes chiites entre deux courants : un courant pro-iranien, très présent dans les milices qui naissent en 2014 et qui font allégeance au modèle de Khomeiny et un courant marqué par le nationalisme irakien de Sadr ou des clercs comme l’ayatollah Sistani.

La question que se pose alors Robin Beaumont est la suivante : assiste-t-on à une extension du domaine politique iranien dans le monde arabe ? Est-on face à une stratégie d’exportation du projet de la révolution islamique ? Il s’agirait plutôt d’une politique dite de l’archipel (l’expression est de Bernard Hourcade) de la part de l’Iran. L’objectif n’est pas l’expansion territoriale mais la création d’ilots territoriaux, d’ilots d’influence par cooptation d’acteurs politiques – le phénomène est très présent actuellement dans la plaine de Ninive, à l’est de Mossoul. Le conflit syrien a participé à la revivification des identités confessionnelles comme ressources de mobilisation politique pour accentuer l’influence iranienne, via les groupes armés qui sont actuellement sur le point d’entrer dans le champ politique irakien. Pour autant, les conséquences de ce nouveau coup d’accélération des dynamiques transnationales dans le champ islamiste chiite irakien reste largement indéterminable sur le plan des mutations idéologiques, dans la mesure où l’entrée dans la compétition politique, la nécessité des ancrages locaux et la prise d’importance d’un nouveau modèle nationaliste porté par un acteur comme Muqtada Sadr pourrait contribuer à réancrer les activités politiques de ces acteurs politico-miliciens dans un cadre national où la référence au modèle idéologique iranien pourrait progressivement s’estomper.

En conclusion, Stéphane Lacroix a rappelé que ces discussions montrent bien que la question sous-jacente est celle de l’État-nation dans le monde arabe aujourd’hui. On voit bien là la remise en cause d’une vulgate scientifique dominante ces dernières décennies qui voudrait que tous les problèmes du monde arabe viennent de l’artificialité de ses frontières. Dès 2014 d’ailleurs, des think tank américains avait commencé à chercher une solution politique en Syrie en voulant redessiner de nouvelles frontières.

Le vrai problème n’est pas tant les frontières mais bien plus les régimes autoritaires et l’absence de justice sociale. En revanche, dans l’expression des différents militantismes entrevus au cours de la conférence, on se rend compte que le cadre national est devenu tout à fait incontournable. Avec l’étude de l’islamisme, on a un cas limite, puisque l’on a à faire à des acteurs qui, a priori, entretiennent une vraie sensibilité transnationale mais qui pourtant font tout pour se nationaliser. Cette nationalisation intervient, non pas pour des raisons idéologiques mais bien par nécessité de s’inscrire dans le cadre national face aux conjonctures socio-politiques des pays en question. Ce cadre national l’a donc emporté contre toutes les thèses défendant l’artificialité des frontières.

Enki BAPTISTE